Inbound Marketing

[Tribune] Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux

Publié le 24 novembre 2020

Par Dominique Boullier

Il était une fois une invention numérique très simple qui finit par se transformer en une arme de destruction mentale massive. J’ai nommé le bouton Retweet.

Lorsque Twitter emprunte cette idée à d’autres applications en 2009, elle vise surtout à faciliter la vie des twittos, en leur évitant de recopier le tweet lorsqu’ils veulent le partager. Mais récemment, en Juin 2020, Twitter s’est inquiété du fait que plus de 60% des comptes qui retweetaient un contenu ne l’avaient même pas lu. Twitter teste en ce moment l’envoi d’un signal aux utilisateurs pour leur demander s’ils ne pensaient pas préférable de le lire avant.

signal retweet lecture

Lorsque l’on fait de l’inbound marketing, quelle que soit la qualité des contenus que l’on propose, on est malgré tout bien content que tout cela se propage à grande vitesse sur les réseaux sociaux. Mais est-ce bien sûr ? Si tout le monde retweete sans lire à quoi bon se décarcasser ? Les objectifs nobles de l’Inbound Marketing ne se trouvent-ils pas sabotés par la visée de réactivité à haute fréquence ? Comment ce design si pratique a- t-il pu devenir si toxique ? En fait, cette réactivité encouragée par le bouton Retweet est devenue le critère suprême de tous les échanges sur Twitter comme sur tous les réseaux sociaux qui ont inventé des équivalents pour partager, liker, publier des stories de plus en éphémères, etc. Qui a voulu cela ? Pas les utilisateurs mais bien les plates-formes qui ont compris que pour générer des traces d’engagement et s’en servir pour les revendre aux marques, il fallait pousser sans cesse à réagir, par quelque signe que ce soit, quitte à générer des effets de propagation tout-à-fait indésirables. « Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux » pose d’abord un diagnostic sur notre système attentionnel, et son dérèglement progressif par les impératifs publicitaires des réseaux sociaux et leur design d’interaction. Mais il propose aussi des solutions pour ralentir ce rythme et nous sortir de cette emprise.

 

Des excès de vitesse mentale ?

Tout se passe comme si s’étaient construites des infrastructures mentales mondiales aussi décisives que les routes et les autoroutes au moment de la révolution automobile et qu’on ne se préoccupait pas des excès de vitesse mentale, de la régulation des comportements comme on l’a fait (progressivement cependant) avec les automobiles.

regulation comportements

Or, cela engendre non seulement l’invasion des fake news ou des discours de haine qui sont désormais à l’agenda politique mais aussi une captation de notre attention au profit d’une réactivité à haute fréquence, qui ne parait pas problématique à première vue tant on baigne dans ce flux d’alertes. Certes, la finance y est habituée et la publicité en tire profit.

Mais pourquoi tous les médias devraient-ils eux-mêmes adopter cette pression permanente de ce temps particulier des médias qu’était la dépêche au détriment des autres temps, celui des nouvelles et celui de l’investigation ? Ces autres rythmes restent possibles mais sont totalement noyés dans le flot des notifications, des alertes et des réactions aux réactions sur la dernière catchphrase, le dernier clash, etc.

Est-il bien raisonnable de caler le temps de la vie politique et de nos débats publics sur ce rythme ? Leaders comme citoyens ordinaires semblent désormais pris dans cette course à la réputation qui exige d’être toujours visibles, de toujours réagir le premier et de compter, toujours compter les likes, les partages, les cœurs sur instagram, etc. Facebook lui-même semble trouver cette pratique délétère puisqu’il étudie la possibilité de ne plus afficher publiquement les scores sous les posts (mais les compteurs de ses propres publications resteraient cependant visibles pour chaque membre, ce qui ne résout pas vraiment le problème).

La mesure devient l’objectif, le ranking pénètre nos existences individuelles et nos relations personnelles et lorsqu’on est youtuber ou instagrammeuse, on apprend vite à faire monter ces scores en publiant les images choquantes/ sexy/ comiques qui captent l’attention à tous les coups. Et cette réactivité doit être obtenu dans les heures qui suivent, pour faire partie des trending topics de Twitter qui renforcent encore l’effet boule de neige.

 

La réactivité au détriment de la sélection de la bonne information

reactivite detriment information

Si Twitter s’inquiète de la réactivité qui est son cœur de métier, pour la machine à réplication qu’il est devenu, c’est que la compagnie a conscience que la mauvaise info chasse la bonne avec ce type de dispositif. Et c’est aussi un risque pour l’Inbound marketing puisque la prime va à ceux qui cherchent à choquer, pour faire du « clickbait » et non à proposer des contenus de qualité. Notre attention est certes captée mais seulement sur la base d’indices, de signaux qui nous font réagir et non évaluer, sélectionner, hiérarchiser, tout un travail, couteux sur le plan cognitif, que sont supposés faire les médias traditionnels.

« Me the media » disait-on mais si ce « moi-media » n’effectue aucun travail en dehors de presser un bouton, cela ne fait que générer une réplication des posts les plus choquants, les plus surprenants, ceux qui possèdent, comme le disent les data scientists (Vosoughi, 2018), le « score de nouveauté » le plus élevé.

Dès lors, on ne s’étonne pas de voir les fake news proliférer, aussi stupides soient-elles. Il est toujours possible de chasser les sites et les comptes qui produisent ces infox, à la chaine parfois, mais les risques d’échec sont grands face à la capacité d’adaptation de ces fermes de fake news. Les risques pour la liberté d’expression sont tout aussi grands car il est facile de cibler des adversaires tout en ne reconnaissant pas les fake news qui sont produites dans une « communication » gouvernementale. Il serait pourtant beaucoup plus sûr de s’attaquer au rythme de la propagation, qui est inscrit dans le code même des interfaces des plates-formes de réseaux sociaux.

 

Se libérer des réseaux sociaux grâce à un régulateur de vitesse de réactions

Et si l’on introduisait dans le code (« by design ») un régulateur de vitesse de réactions ? C’est ce que je développe comme proposition dans mon livre. Il serait par exemple capable de bloquer un compte pendant 24 heures dès lors qu’il aurait déjà publié un post (un seul) sur une plate-forme donnée, un like, un retweet ou partage notamment.

régulateur vitesse reaction

Ce nouveau design entrainerait des conséquences apparemment contraignantes au début mais libérerait pour chacun du temps attentionnel et permettrait de sortir du jeu des obligations sociales réciproques. En effet, on peut isolément masquer les publications d’un ami un peu trop invasif ou agité, on peut refuser de liker, on peut seulement regarder les contenus sans s’engager mais l’on sait que chaque message est aussi un signal qui permet de gagner de la reconnaissance et surtout qui engendrera des retours sur ses propres publications.

Il est donc nécessaire de casser ces chaines de contagion, comme on dit pour le virus, qui ne sont pas si loin des chaines du bonheur qu’on envoyait par courrier avec menaces si on brisait la chaine. Oui, il nous faut apprendre à sortir de la dictature de la réactivité en limitant le rythme de nos réactions, sans les empêcher mais en pesant chaque action comme une décision qui a une valeur et qui doit donc rester rare et suppose examen et hiérarchisation.

La hiérarchisation ne peut que servir l’inbound marketing, car chaque relais de l’information le fera en raison de la qualité du contenu qu’il aura lu ou au moins survolé et non par pure réactivité. Et si je like le lolcat de ma cousine, je ne pourrai plus liker qui que ce soit pendant 24 heures alors que j’aurais voulu liker aussi l’excellent livre blanc de la firme XYZ que je viens de découvrir!

Comme les scores de ces retours ne seront plus affichés, je ne serai plus obligé de subir le biais conformiste et de liker ou de retweeter ce que tout le monde like ou retweete. La dynamique virale est cassée et l’esprit de tous les membres de notre réseau s’en porte mieux parce qu’on donne une chance aux autres régimes attentionnels comme les habitudes (la fidélité), comme la concentration ou encore comme l’immersion, toutes postures déstabilisées par ces alertes constantes à haute fréquence.

Mais tout cela ne peut cependant reposer sur notre seule bonne volonté comme ce fut le cas pour la sécurité routière. Car se sont bien les modèles d’affaire des plates-formes de médias sociaux, centrés sur les revenus publicitaires, qui ont engendré ces préférences pour un certain type d’engagement. Ce design des interfaces réalisé grâce à la captologie emprunte les connaissances des sciences cognitives que j’avais mobilisées en créant les laboratoires des usages en France dans les années 2000, mais en les détournant pour le seul bénéfice des plates-formes et des marques.

La réactivité à haute fréquence qui nous est ainsi imposée comme cadre et qui nous récompense, comme l’a rappelé le documentaire récent de Netflix (The social dilemma), provoque un échauffement des esprits, une perte de repères pour explorer et discuter les problèmes, un « réchauffement médiatique » qui empêche de traiter les vrais problèmes de long terme, du réchauffement climatique notamment. La responsabilité des plates-formes est désormais mise en cause vis-à-vis de l’innovation en raison de leur abus de position dominante, ce qui entraine les actions actuelles de la justice américaine et de la commission européenne. Mais tout démantèlement de ces monopoles devra s’attaquer en même temps aux algorithmes de cette propagation à haute fréquence car ils sont devenus décisifs dans le dérèglement de notre climat mental collectif.

 

 

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Dominique Boullier, professeur des universités en sociologie à Sciences Po Paris, CEE, auteur de « Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux »

 

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